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- L'épave
- 01J'en appelle à Bacchus ! À Bacchus j'en appelle !
- 02Le tavernier du coin vient d' me la bailler belle.
- 03De son établissement j'étais l' meilleur pilier.
- 04Quand j'eus bu tous mes sous, il me mit à la porte
- 05En disant : " Les poivrots, le diable les emporte ! "
- 06Ça n' fait rien, il y a des bistrots bien singuliers...
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- 07Un certain va-nu-pieds qui passe et me trouve ivre-
- 08Mort, croyant tout de bon que j'ai cessé de vivre
- 09(Vous auriez fait pareil), s'en prit à mes souliers.
- 10Pauvre homme ! Vu l'état piteux de mes godasses,
- 11Je dout' qu'il trouve avec son chemin de Damas.
- 12Ça n' fait rien, il y a des passants bien singuliers...
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- 13Un étudiant miteux s'en prit à ma liquette
- 14Qui, à la faveur d'la nuit lui avait paru coquette,
- 15Mais en plein jour ses yeux ont dû se dessiller.
- 16Je l' plains de tout mon coeur, pauvre enfant, s'il l'a mise,
- 17Vu que, d'un homme heureux, c'était loin d'êtr' la ch'mise.
- 18Ça n' fait rien, y a des étudiants bien singuliers...
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- 19La femm' d'un ouvrier s'en prit à ma culotte.
- 20"Pas ça, madam', pas ça ! Mille et un coups de bottes
- 21Ont tant usé le fond que, si vous essayiez
- 22D' la mettre à votr' mari, bientôt, je vous en fiche
- 23Mon billet, il aurait du verglas sur les miches."
- 24Ça n' fait rien, il y a des ménages bien singuliers...
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- 25Et j'étais là, tout nu, sur le bord du trottoir
- 26Exhibant, malgré moi, mes humbles génitoires.
- 27Une petit' vertu rentrant de travailler,
- 28Elle qui, chaque soir, en voyait un' douzaine,
- 29Courut dire aux agents : "J'ai vu què'qu' chos' d'obscène !"
- 30Ça n' fait rien, il y a des tapins bien singuliers...
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- 31Le r'présentant d' la loi vint, d'un pas débonnaire.
- 32Sitôt qu'il m'aperçut il s'écria : "Tonnerre !
- 33On est en plein hiver, et si vous vous geliez !"
- 34Et, de peur que j' n'attrape une fluxion d' poitrine,
- 35Le bougre, il me couvrit avec sa pèlerine.
- 36Ça n' fait rien, il y a des flics bien singuliers...
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- 37Et depuis ce jour-là, moi, le fier, le bravache,
- 38Moi, dont le cri de guerr' fut toujours : "Mort aux vaches !"
- 39Plus une seule fois je n'ai pu le brailler.
- 40J'essaye bien encor, mais ma langue honteuse
- 41Retombe lourdement dans ma bouche pâteuse.
- 42Ça n' fait rien, nous vivons un temps bien singulier...
Georges Brassens
<<(1966 - Supplique pour être enterré à la plage de Sète, 10)>>
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