Pénélope épouse d'Ulysse, qui attendit son retour en repoussant habilement les demandes en mariage de ses prétendants. Elle est pour cela symbole de fidélité.
Complément Il semble que personne encore n'ait glosé sur la forme du prénom Pénélope, qui commence comme le nom d'un attribut masculin et se termine comme le nom d'une femme de mauvaise vie... Un paradoxe qui n'aura certainement pas échappé à Brassens.
Complément Concernant le nom de la femme de mauvaise de vie, Brassens a déjà fait le rapprochement dans Les trompettes de la renommée : Si je publie des noms, combien de Pénélopes
Passeront illico pour de fieffé's salopes
Autre allusion, dans la chanson posthume La nymphomane : Or, malheureusement, la bougresse est fidèle, [...] Pénélope est une roulure à côté d'elle
Pénélope D'un point de vue formel, GB inaugure ici le sizain (12,12,8,12,12,8), cette strophe très romantique où il va exceller. Mais en profondeur, c'est vers un humour grave et une interrogation existentielle plus directe sur l'amour, la fidélité, le mariage qu'il dirige son esprit et nos coeurs, éclairant ainsi toute son oeuvre précédente de façon définitive.
Cette réflexion, il la poursuivra dans un autre chef d'oeuvre La non-demande en mariage, et cet autre d'une puissante mélancolie, Sale petit Bonhomme.
Complément L'idée est pratiquement celle de "La non-demande en mariage" mais vue, cette fois, de l'intérieur : Ne mettons pas la marguerite dans le pot-au-feu mais laissons-la pousser librement dans le jardin potager.
Grillon Le grillon, ce petit scarabée qui chantait dans les cendres, au coin des grandes cheminées d'autrefois, était de bon augure: son chant annonçait une bonne nouvelle. Il symbolisait la paix du foyer et le bonheur. (On a retrouvé des momies de scarabées dans les sépultures égyptiennes, et le grillon était pour les Chinois le triple symbole de la vie, de la mort et de la résurrection — oeuf, larve enterrée, puis imago)
Point d'accrocs dans ta rob' de mariée Pénélope est ici présentée comme une épouse modèle, très fidèle. Les accrocs dans sa robe de mariée trahiraient des infidélités, des mauvaises actions de la jeune femme. Elle n'a absolument rien à se reprocher. Elle est fidèle, pure et loyale. Ce vers démontre l'intensité avec laquelle Brassens voulait représenter la fidélité et l'honnêteté du coeur de Pénélope.
Point d'accrocs dans ta rob' de mariée L'idée de l'impact de l'infidélité par "l'accroc", la dégradation, est visible également dans Le cocu : On fait force de trous dans ma lune de miel
Complément Voir aussi l'expression "Donner des coups de canif dans le contrat (de mariage)". Les trois expressions ont en commun l'idée que ce qui était entier (intègre au sens moral) est irrémédiablement rompu (déchu).
Intraitable Pénélope Chez Homère, la plupart des personnages possédait un adjectif qui définissait leur essence. En plus du personnage de L'Odyssée, Brassens reprend donc aussi un trait d'écriture typique d'Homère.
Complément Ce trait d'ironie tourné contre le "petit mari" peut être rapproché d'un autre (dans L'orage) : "[Elle] rentra dans ses foyers faire sécher son mari"... on imagine presque le petit homme directement suspendu au fil à linge !
Interlope À l'origine, interlope signifie illégal (de l'anglais "interloper" = trafiquant, contrebandier), et s'emploie aujourd'hui dans le sens de louche, douteux, pas très net.
En tout bien tout honneur des pensées interlopes Peut-on, étant marié(e), se bercer de pensées interlopes "en tout bien tout honneur" ? Et si oui, peut-on passer à l'acte "en tout bien tout honneur" ?
Oui : c'est du moins la thèse audacieuse de GB dans ce poème dont on pourrait dire qu'il sent fort le fagot, du point de vue de la morale traditionnelle occidentale. Si péché il y a, il ne sera, pense-t-il, que véniel, autant dire anodin.
Complément Le débat du péché en pensée et du péché en acte a animé toute la chrétienté moderne et l'anime encore aujourd'hui. Le texte n'évoque jamais le passage à l'acte et reste dans le domaine du fantasme. En cela, il est davantage à rapprocher de La religieuse pour les allusions cachées à la masturbation (ici sur le mode élégiaque et non grivois) que des chansons de cocufiage comme À l'ombre des maris par exemple.
Complément On peut relire Les passantes* en parallèle de cette chanson : même thème (mais vu du côté masculin, les regrets en plus), et même délicatesse : l'adultère n'étant pas affirmé mais suggéré ou rêvé.
* même si ce texte n'est pas de GB
Juste milieu In medio stat virtus, disait le proverbe romain. On pourrait traduire ainsi : c'est au milieu, (en dehors des excès, ni trop, ni trop peu), que se trouve la vertu, l'équilibre, le bien.
Mais les rideaux évoquent aussi le milieu social, cette petite bourgeoisie des pavillons de banlieue où reviennent le soir des Ulysses fonctionnaires ou gratte-papier. Middle-class: classe du milieu. Le milieu respectable, mais un peu éteint.
Derrière tes rideaux Les rideaux, en plus de constituer un obstacle physique entre Pénélope et le monde extérieur, peuvent être perçus comme un symbole du retrait social de la femme mariée. Molière évoque cette coupure liée à la fidélité dans une célèbre tirade de son personnage de Don Juan : Quoi? Tu veux qu'on se lie à demeurer au premier objet qui nous prend, qu'on renonce au monde pour lui, et qu'on n'ait plus d'yeux pour personne?Dom Juan, Acte I, Scène 2.
Complément Comme les rideaux du vers 08, la banlieue est un anachronisme par rapport au personnage mythologique de Pénélope - un des charmes de cette chanson, destinée à amuser, mais aussi à montrer la perennité des situations et des sentiments.
Travaux de toile Travaux de couture, broderie, etc. auxquels les épouses respectables étaient censées s'occuper pendant les longues soirées d'hiver avant la télé.
Pénélope et sa toile La légende dit que pour repousser les assauts de ses prétendants pendant l'absence de son mari Ulysse, Pénélope a déclaré qu'elle ferait son choix parmi eux lorsque serait terminé le tissage du linceul de son beau-père. Pour retarder au plus tard l'échéance elle défaisait la nuit son travail de toile de la journée, rendant ainsi la tâche presque infinie.
Selon le Littré (1872) Fig. Toile de Pénélope, oeuvre qu'on ne finit jamais, qu'on fait et défait sans cesse, par allusion à Pénélope, qui, ayant promis aux prétendants d'en choisir un pour mari quand elle aurait fini une certaine toile, défaisait la nuit ce qu'elle avait fait le jour. Cet ouvrage [le Dictionnaire de l'Académie] est une toile de Pénélope, dont on défait en un jour ce qu'on a fait en un autre, FURETIÈRE, Factums, t. I, p. 185.
Travaux de toile Dans l'Antiquité romaine, les stéréotypes de la bonne épouse incluent les travaux d'aiguille (comme l'attestent entre autres, les épitaphes). Les "travaux de toile" sont donc ici présentés comme le symbole de la femme au foyer.
Ciel de lit Le ciel du lit, c'était le baldaquin, l'espèce de chapiteau qui surmontait les lits dans les maisons aristocratiques. L'image est d'autant mieux choisie que c'est au lit, généralement, qu'on monte au (septième) ciel. Il faut donc comprendre: "N'as-tu jamais rêvé de tromper ton mari ?"
Complément Le ciel de lit est un nouvel anachronisme qui, à l'image des rideaux du vers 08 et de la banlieue du vers 09, permet d'accentuer la similitude des situations par-delà les siècles.
Complément ... et, plus précisément, de découcher. Car si l'on parle des enfants "d'un autre lit" c'est qu'on change de partenaire et qu'on va chez lui ou elle.
Complément Les baldaquins étaient souvent bleu-ciel et parsemés d'étoiles d'or. Admirez l'image : Pénélope, couchée sur le dos, s'emmerde (95 fois sur 100 avec Ulysse, 100% sans lui) jusqu'à compter les étoiles de son ciel de lit, lesquelles pourraient ou devraient, comme celles du drapeau américain, figurer ses conquêtes.
Compté en rêve N'oublions pas qu'il s'agit d'un rêve, et par conséquent le thèse de Pénélope qui s'emmerde en baisant me semble difficile à soutenir. Au contraire, l'art de Brassens est ici de re-métaphoriser le "ciel de lit" en en faisant le septième ciel de l'orgasme. La métaphore filée des étoiles représente donc bien les visites au septième ciel.
Prendre aux cheveux Sur certains vases grecs on voit, paraît-il, un jeune éphèbe en course avec une longue mèche. Il symboliserait "le moment, l'occasion " qui vient et qu'il ne faut pas laisser passer. Homère en parlerait - dit-on - quelque part dans l'Iliade, sous le terme de l'aïdos, mais je n'en sais pas plus. Relevé lors d'une émission de A.Finkielkraut "Répliques" le Samedi 13 Nov 2004.
Bagatelles Le nom "bagatelle" a deux sens : chose sans importance et acte sexuel. Bien sûr le verbe "conter des bagatelles" impose d'exclure le second sens mais pas le rapprochement induit par la rime entre bagatelles et "vos dentelles". C'est donc une sorte de lapsus révélé par la rime, c'est-à-dire de la part de l'auteur un traitement élégant et subtil d'une situation de vaudeville.
Marguerite et potager La marguerite est une fleur que l'on effeuille par jeu : "je t'aime, un peu, beaucoup...", une forme de superstition romantique. Dans le potager, on cultive les légumes avec lesquels on va préparer la soupe quotidienne. Il y a ainsi collusion entre la fantaisie de l'amour et la monotonie de la vie de tous les jours.
Complément Et les bon jardiniers (et bonnes jardinières) veillent à enlever immédiatement, dans le petit potager devant leur maison, toute trace de (petite) marguerite qui "arrive en contrebande" et foisonne...
Complément La même idée se trouve dans La non-demande en mariage : A aucun prix moi je ne veux
Effeuiller dans le pot-au-feu La marguerite.
C'est une défense et illustration de l'amour hors-mariage.
Complément Une petite citation de Saturne, juste pour rappeler que GB a chanté - aussi - la fidélité : Viens encore, viens ma favorite
Descendons ensemble au jardin
Viens effeuiller La marguerite
De l'été de la Saint-Martin
La pomme défendue Référence à la bible et à Eve qui expulsa avec elle Adam hors du paradis pour avoir gouté le fruit défendu (qui dans la bible n'est pas une pomme, mais que la pomme incarne dans l'idée populaire de cette scène).
Dentelles Magnifique évocation poétique d'un état 'bassement' matériel des vêtements féminins lors d'un passage à l'acte. On peut aussi remarquer que cela évoque aussi un acte fougueux, donc irréfléchi.
Cet ange A noter que Cupidon est ici assimilé à un ange alors que, formellement, il n'en est pas un. Le dieu grec Eros repris par les romains sous le nom de Cupidon est étranger à la culture chrétienne et on peut voir dans cette rencontre culturelle un dévoiement des symboles religieux, mis sur le même plan que le folklore mythologique.
Cet ange, ce démon, qui [...] décoche des flèches malignes. Faut-il comprendre le mot démon dans son sens étymologique, daimon, «génie protecteur» ou dans son sens judéo-chrétien d'«esprit du mal»? La seconde hypothèse permet d'identifier une antithèse évidente entre le bien et le mal (ange/démon). GB veut-il ici faire état des divergences d'opinions entre «vertueux» et «libertins» en matière de passion amoureuse ou souligne-t-il simplement le caractère «aigre-doux» de la chose, laissant à l'auditeur la liberté d'orienter son propre jugement?
Cette opposition bien/mal trouve d'ailleurs son écho au vers suivant, par la polysémie de l'adjectif malignes, En effet, les flèches de Cupidon peuvent être pernicieuses, malveillantes ou, au contraire, rusées, habiles, selon le sens donné à l'épithète.
Ce qui est mis en évidence dans ces lignes, c'est le caractère paradoxal de la passion amoureuse, qui peut blesser autant qu'elle peut réconforter. C'est peut-être aussi, et plus simplement, le fait que certains plaisirs charnels entraînent inévitablement un «coût moral» qu'une Pénélope ne peut assumer, même en rêve.
Dans un tout autre ordre d'idées, il serait possible de voir dans les mots «démon» et «malignes» une critique, par l'ironie, de la conception avilissante de l'adultère généralement partagée par la «bonne société». Connaissant le penchant de GB pour la moquerie, cette hypothèse ne semble pas à exclure.
Complément Cet ange, ce démon peut aussi être assimilé au côté enfantin et farceur de Cupidon qui frappe de ses flèches au moment où l'on s'y attend le moins.
Aux yeux de GB ce n'est certainement ni l'un ni l'autre, mais plutôt un sacré gamin capable de "faire feu de tout bois" et revenir "reprendre ses flèches" à tout moment, comme un jeu.
Complément On peut aussi y voir une réaction contre un certain Idéal baudelairien de la Femme : "Je suis belle, ô mortels, comme un rêve de pierre". A la Beauté inaccessible, GB a toujours préféré les grâces roturières, les nymphes de ruisseau, les Vénus de barrière nettement plus incarnées, plus accessibles.
Certes, on peut croire que je m'éloigne du sujet, mais pourquoi une statue ? N'est-ce pas de mettre la femme sur un piédestal qui la rend à la fois en quête d'admiration et en crainte de basculer du socle ?...
Complément "GB a toujours préféré les grâces (...) nettement plus incarnées".
Je me permettrai d'ajouter, avec Oncle Archibald : Fi des femelles décharnées
Vive(nt) les belles un tantinet
Rondelettes
(paroles dites à la plus froide des femelles : la Mort !).
La feuille de vigne des statues Dans l'art gréco-romain, en sculpture, les statues d'hommes ou de femmes nus étaient, par pudeur, généralement ornés d'une feuille de vigne qui leur cachait le sexe.
Un bout de cotillon lui fis Cf. Dans l'eau de la claire fontaine : Des monceaux de feuilles de vigne [...]
Mais la belle était si petite
Qu'une seule feuille a suffi
Le Ciel Où l'on aperçoit que la Pénélope de Brassens est non seulement une héroïne moderne, issue de la petite bourgeoisie, "de banlieue", mais surtout une héroïne marquée par une crainte du péché qui traduit un arrière-plan catholique.
Fouetter un coeur qui bat la campagne Contraction de deux expressions : "il n'y a pas de quoi fouetter un chat" pour dire que c'est de peu d'importance (cf. "péché véniel" au vers suivant) et "un esprit qui bat la campagne" pour donner à imaginer quelqu'un qui déraisonne.
GB obtient l'image de l'amour fou, titre d'un poème en prose d'André Breton, d'autant moins condamnable qu'il n'est qu'un rêve sans objet précis.
Péché véniel Par opposition au péché mortel, qui était supposé vous envoyer directement en Enfer si vous aviez la malchance de mourir sans avoir eu le temps de vous confesser après l'avoir commis, le péché véniel était beaucoup moins grave.
Complément Forme d'anachronisme. La notion de "péché véniel" est évoquée dans la Somme de Théologique de Thomas d'Aquin (1225-1274), philosophe dominicain.
Face cachée Encore un mot-valise, la "face cachée de la lune" est contracté avec la "lune de miel", encore une belle tournure pour évoquer le revers de la médaille
Rançon La rançon, c'est le prix à payer pour être libéré. La rançon du bonheur de Pénélope, le prix que ce bonheur lui coûte sous forme de rêveries inabouties, c'est cette secrète insatisfaction, cette vague conscience qu'elle est prisonnière de sa vertu, derrière ses rideaux de banlieue. Qu'elle passe à l'acte, et ce ne sera plus Pénélope, mais Madame Bovary.