ANALYSE BRASSENS présente un site ami :
Partir un an : les aventures dessinéssinées de Chérie et Chéri
Georges Brassens, Supplique pour être enterré à la plage de Sète
L'épave
01J'en appelle à Bacchus ! À Bacchus j'en appelle !
02Le tavernier du coin vient d' me la bailler belle.
03De son établissement j'étais l' meilleur pilier.
04Quand j'eus bu tous mes sous, il me mit à la porte
05En disant : " Les poivrots, le diable les emporte ! "
06Ça n' fait rien, il y a des bistrots bien singuliers...
 
07Un certain va-nu-pieds qui passe et me trouve ivre-
08Mort, croyant tout de bon que j'ai cessé de vivre
09(Vous auriez fait pareil), s'en prit à mes souliers.
10Pauvre homme ! Vu l'état piteux de mes godasses,
11Je dout' qu'il trouve avec son chemin de Damas.
12Ça n' fait rien, il y a des passants bien singuliers...
 
13Un étudiant miteux s'en prit à ma liquette
14Qui, à la faveur d'la nuit lui avait paru coquette,
15Mais en plein jour ses yeux ont dû se dessiller.
16Je l' plains de tout mon coeur, pauvre enfant, s'il l'a mise,
17Vu que, d'un homme heureux, c'était loin d'êtr' la ch'mise.
18Ça n' fait rien, y a des étudiants bien singuliers...
 
19La femm' d'un ouvrier s'en prit à ma culotte.
20"Pas ça, madam', pas ça ! Mille et un coups de bottes
21Ont tant usé le fond que, si vous essayiez
22D' la mettre à votr' mari, bientôt, je vous en fiche
23Mon billet, il aurait du verglas sur les miches."
24Ça n' fait rien, il y a des ménages bien singuliers...
 
25Et j'étais là, tout nu, sur le bord du trottoir
26Exhibant, malgré moi, mes humbles génitoires.
27Une petit' vertu rentrant de travailler,
28Elle qui, chaque soir, en voyait un' douzaine,
29Courut dire aux agents : "J'ai vu què'qu' chos' d'obscène !"
30Ça n' fait rien, il y a des tapins bien singuliers...
 
31Le r'présentant d' la loi vint, d'un pas débonnaire.
32Sitôt qu'il m'aperçut il s'écria : "Tonnerre !
33On est en plein hiver, et si vous vous geliez !"
34Et, de peur que j' n'attrape une fluxion d' poitrine,
35Le bougre, il me couvrit avec sa pèlerine.
36Ça n' fait rien, il y a des flics bien singuliers...
 
37Et depuis ce jour-là, moi, le fier, le bravache,
38Moi, dont le cri de guerr' fut toujours : "Mort aux vaches !"
39Plus une seule fois je n'ai pu le brailler.
40J'essaye bien encor, mais ma langue honteuse
41Retombe lourdement dans ma bouche pâteuse.
42Ça n' fait rien, nous vivons un temps bien singulier...

Georges Brassens